Ecrits

Henri Matisse

Ce que je poursuis par-dessus tout, c’est l’expression. Quelquefois, on m’a 
concédé une certaine science, tout en déclarant que mon ambition était bornée et n’allait pas au-delà de la satisfaction d’ordre purement visuel que peut procurer la vue d'un tableau. Mais la pensée d'un peintre ne doit pas être considérée en dehors de ses moyens, car elle ne vaut qu’autant qu’elle est servie par des moyens qui doivent être d’autant plus complets (et, par complets, je n’entends pas compliqués) que sa pensée est plus profonde. Je ne puis pas distinguer entre le sentiment que j’ai de la vie et la façon dont je le traduis. 

L’expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou 
qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon 
tableau: la place qu’occupent les corps, les vides qui sont autour d’eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments dans un tableau, chaque partie sera visible et viendra jouer le rôle qui lui revient, principal ou secondaire. Tout ce qui n’a pas d’utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d’ensemble . tout détail superflu prendrait dans l’esprit du spectateur, la place d’un autre détail essentiel. 

La composition, qui doit viser à l’expression, se modifie avec la surface à couvrir. Si 
je prends une feuille de papier d'une dimension donnée, j'y tracerai un dessin qui aura un rapport nécessaire avec son format. Je ne répéterais pas ce même dessin sur une autre feuille dont les proportions seraient différentes, qui par exemple serait rectangulaire au lieu d’être carrée. Mais je ne me contenterais pas de l’agrandir si je devais le reporter sur une feuille de forme semblable, mais dix fois plus grande. Le dessin doit avoir une force d’expansion qui vivifie les choses qui l'entourent. L’artiste qui veut reporter une composition d'une toile sur une toile plus grande doit, pour en conserver l’expression, la concevoir à nouveau, la modifier dans ses apparences, et non pas simplement la mettre au carreau. […] 

Il y a deux façons d’exprimer les choses : l'une est de les montrer brutalement, 
l’autre de les évoquer avec art. En s'éloignant de la représentation littérale du mouvement, on aboutit à plus de beauté et plus de grandeur. Regardons une statue égyptienne : elle nous paraît raide ; nous sentons pourtant en elle l'image d'un corps doué de mouvement et qui, malgré sa raideur, est animé. Les Antiques Grecs sont calmes, eux aussi : un homme qui lance un disque sera pris au moment où il se ramasse sur lui-même, ou du moins, s'il est dans la position la plus forcée et la plus précaire que comporte son geste, le sculpteur l’aura résumée dans un raccourci qui aura rétabli l’équilibre et réveillé l'idée de la durée. Le mouvement est, par lui-même, instable, et ne convient pas à quelque chose de durable comme une statue, à moins que l’artiste ait eu conscience de l’action entière dont il ne représente qu'un moment. 

Il est nécessaire que je précise le caractère de l’objet ou du corps que je veux 
peindre. Pour y arriver, j’étudie mes moyens d’une manière très serrée : si je marque d’un point noir une feuille blanche, aussi loin que j’écarte la feuille, le point restera visible c’est une écriture claire. Mais à côté de ce point, j’en ajoute un autre, puis un troisième, et déjà, il y a confusion. Pour qu'il garde sa valeur, il faut que je le grossisse au fur et à mesure que j’ajoute un autre signe sur le papier. 
 Si, sur une toile blanche, je disperse des sensations de bleu, de vert, de rouge, à 
mesure que j’ajoute des touches, chacune de celles que j’ai posées antérieurement perd de son importance. J’ai à peindre un intérieur : j’ai devant moi une armoire, elle me donne une sensation de rouge bien vivant, et je pose un rouge qui me satisfait. Un rapport s’établit de ce rouge au blanc de la toile. Que je pose à côté un vert, que je rende le parquet par un jaune, et il y aura encore, entre ce vert ou ce jaune et le blanc de la toile des rapports qui me satisferont. Mais ces différents tons se diminuent mutuellement Il faut que les signes divers que j'emploie soient équilibrés de telle sorte qu'ils ne se détruisent pas les uns les autres. Pour cela, je dois mettre de l’ordre dans mes idées la relation entre les tons s’établira de telle sorte qu'elle les soutiendra au lieu de les abattre. Une nouvelle combinaison de couleurs succédera à la première et donnera la totalité de ma représentation. Je suis obligé de transposer, et c’est pour cela qu’on se figure que mon tableau a totalement changé lorsque, après des modifications successives, le rouge y a remplacé le vert comme dominante. Il ne m’est pas possible de copier servilement la nature, que je suis forcé d’interpréter et de soumettre à l’esprit du tableau. Tous mes rapports de tons trouvés, il doit en résulter un accord de couleurs vivant, une harmonie analogue à celle d’une composition musicale. 

Pour moi, tout est dans la conception. Il est donc nécessaire d’avoir, dès le début, 
une vision nette de l’ensemble. Je pourrais citer un très grand sculpteur qui nous donne des morceaux admirables mais, pour lui, une composition n’est qu’un groupement de morceaux, et il en résulte de la confusion dans I’expression. Regardez au contraire un tableau de Cézanne, tout y est si bien combiné qu'à n'importe quelle distance, et quel que soit le nombre des personnages, vous distinguerez nettement les corps et comprendrez auquel d’entre eux tel ou tel membre va se raccorder. S’il y a dans le tableau beaucoup d’ordre, beaucoup de clarté, c’est que, dès le début, cet ordre et cette clarté existaient dans l’esprit du peintre, ou que le peintre avait conscience de leur nécessité. Des membres peuvent se croiser, se mélanger, chacun cependant reste toujours, pour le 
spectateur, rattaché au même corps et participe à l'idée du corps : toute confusion a disparu. [...]



Propos de Pablo Picasso

Propos recueillis par E. Tériade, « En causant avec Picasso », première publication dans L’Intransigeant, 15 juin 1932

« Les tableaux, on les fait toujours comme les princes font leurs enfants : avec des bergères. On ne fait jamais le portrait du Parthénon ; on ne peint jamais un fauteuil Louis XV. On fait des tableaux avec une bicoque du Midi, avec un paquet de tabac, avec une vieille chaise […].
Quand on part d’un portrait et qu’on cherche par des éliminations successives à trouver la forme pure, le volume net et sans accident, on aboutit fatalement à l’œuf. De même, en partant de l’œuf on peut arriver, en suivant le chemin et le but opposés, au portrait. Mais l’art, je crois, échappe à cet acheminement trop simpliste qui consiste à aller d’un extrême à l’autre. Il faut pouvoir s’arrêter à temps.
Tout l’intérêt de l’art se trouve dans le commencement. Après le commencement, c’est déjà la fin.
Quelqu’un me demandait comment j’allais arranger mon exposition. Je lui ai répondu : "Mal". Car une exposition, comme un tableau, bien ou mal "arrangée", cela revient au même. Ce qui compte, c’est l’esprit de suite dans les idées. Et quand cet esprit existe, comme dans les plus mauvais ménages, tout finit par s’arranger. 
Rien ne peut être fait sans la solitude. Je me suis créé une solitude que personne ne soupçonne. Il est très difficile aujourd’hui d’être seul, car nous avons des montres. Avez-vous vu un saint avec une montre ? J’ai pourtant cherché partout pour en trouver un, même chez les saints qui passent pour les patrons des horlogers. »
 
Daniel-Henry Kahnweiler, « Huit entretiens avec Picasso », première publication dans Le Point, Mulhouse, octobre 1952.
Le 2 décembre 1933
« Les Demoiselles d’Avignon, ce que ce nom peut m’agacer ! C’est Salmon qui l’a inventé. Vous savez bien que ça s’appelait "Le Bordel d’Avignon" au début. Vous savez pourquoi ? Avignon a toujours été pour moi un nom que je connaissais, un nom lié à ma vie. J’habitais à deux pas de la Calle d’Avignon. C’est là que j’achetais mon papier, mes couleurs d’aquarelle. Puis, comme vous le savez, la grand-mère de Max était originaire d’Avignon. Nous disions un tas de blagues à propos de ce tableau. L’une des femmes était la grand-mère de Max. L’autre Fernande, une autre Marie Laurencin, toutes dans un Bordel d’Avignon. 
Il devait y avoir aussi — d’après ma première idée — des hommes, vous avez d’ailleurs vu les dessins. Il y avait un étudiant qui tenait un crâne. Un marin aussi. Les femmes étaient en train de manger, d’où le panier de fruits qui est resté. Puis, ça a changé, et c’est devenu ce que c’est maintenant. »
Le 13 février 1934
« Dire que je n’ai jamais pu faire un tableau ! Je commence dans une idée, et puis, ça devient tout autre chose. Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres. C’est comme ça que je commence et puis, ça devient autre chose. »
Le 6 février
« Imaginez-vous que j’ai fait un portrait de Rembrandt. C’est encore cette histoire de vernis qui saute. J’avais une planche à qui cet accident est arrivé. Je me suis dit : elle est abîmée, je vais faire n’importe quoi dessus. J’ai commencé à griffonner. C’est devenu Rembrandt. Ça a commencé à me plaire et je l’ai continué. »


Témoignages
Françoise Gilot, Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 
Une journée de Pablo Picasso, pp. 147 — 150.

« Une de mes tâches les plus ardues était de sortir Pablo du marasme où il était plongé chaque matin. Il y avait des rites à suivre, une sorte de litanie à répéter certains jours avec plus d’insistance que d’autres.
Il fallait traverser la salle de bains pour entrer dans sa chambre, qui était longue et étroite, avec un sol inégal de carrelage rouge. Tout au fond, il y avait un haut secrétaire Louis XIII et contre le mur de gauche, une commode de la même époque, tous les deux littéralement couverts de papiers, de livres, de revues, de piles de dessins et de paquets de cigarettes, et de lettres auxquelles Pablo n’avait jamais répondu.
Dans un grand lit à barreaux de cuivre, dont il avait rejeté la couverture en peau de bœuf fauve tachetée de blanc, Pablo était couché, ou assis, ressemblant plus que jamais au Scribe égyptien. Une ampoule électrique sans abat-jour pendait au-dessus du lit. Des dessins auxquels Pablo tenait particulièrement étaient suspendus par des pinces à linge à des clous enfoncés dans le mur, derrière lui. Les lettres très importantes, auxquelles il ne répondait pas, mais qu’il gardait sous ses yeux comme un reproche permanent, étaient, elles aussi, suspendues par des pinces à linge à des fils de fer tendus entre le fil électrique de l’ampoule et le tuyau du poêle. Le poêle, un petit mirus à bois, trônait au milieu de la chambre. Pablo l’alimentait, même quand le chauffage fonctionnait, parce qu’il aimait dessiner ses flammes. Le tuyau du poêle, long et tortueux, serpentait à mi-hauteur ; il constituait le principal élément décoratif de la chambre, mais avec cette guirlande de lettres, flottant dans les courants d’air, il représentait aussi un danger… Il n’y avait pour ainsi dire pas d’autre mobilier, sauf une chaise suédoise moderne en bois laminé.
Chaque matin, Inès, la femme de chambre, entrait la première, portant le plateau du petit déjeuner – du café au lait et deux biscottes sans sel – suivie de Sabartès qui apportait le courrier et les journaux. Je fermais la marche. Pablo commençait par se plaindre de la disposition de son petit déjeuner sur le plateau. Inès, qui l’organisait de manière différente chaque jour, s’inclinait et disparaissait. Puis Sabartès déposait les journaux et tendait le courrier. Pablo passait rapidement d’une enveloppe à l’autre jusqu’à ce qu’il trouvât une lettre d’Olga. Olga lui écrivait presque chaque jour de longues tirades en espagnol pour que je ne puisse pas comprendre, mélangé de russe que personne ne comprenait, et de français, illisible en raison du graphisme enchevêtré. Elle écrivait en tous sens, horizontalement, verticalement, et dans les marges. Elle joignait fréquemment une carte postale de Beethoven, dans une pose ou l’autre, souvent dirigeant un orchestre. Quelque fois, elle envoyait une reproduction d’un autoportrait de Rembrandt, sur laquelle elle avait noté : "Si tu étais comme lui, tu serais un grand artiste." Ces messages sibyllins le tourmentaient énormément. Je lui suggérais de ne pas les ouvrir, mais il en était incapable : sa curiosité l’emportait.
Alors il gémissait, se lamentait. "Ah ! vous ne comprenez pas à quel point je suis malheureux ! Personne ne peut l’être plus. D’abord, je suis malade. Mon Dieu, si seulement vous saviez ce dont je souffre !" Il souffrait épisodiquement d’un ulcère depuis 1920, mais quand il dressait la liste de ses maux, ce n’était qu’un point de départ. "J’ai mal à l’estomac. Je crois que c’est un cancer. Et tout le monde s’en moque. Le docteur Guttman le premier, qui est censé me soigner. S’il se souciait de moi le moins du monde. Il s’arrangerait pour venir tous les jours. Mais non. Quand je vais le consulter, il me dit : "Mon cher ami, votre état n’inspire pas d’inquiétude sérieuse" et puis il me montre ses premières éditions. Est-ce que j’ai besoin de voir ses premières éditions ? Je veux un docteur qui s’intéresse à moi. Mais il ne s’intéresse qu’à ma peinture. Comment voulez-vous que je me porte bien dans ces conditions ? J’ai la gale à l’âme. Personne ne me comprend. Comment pourrait-on me comprendre ? La plupart des gens sont si bête. À qui puis-je parler ? Je ne peux parler à personne. Dans ces conditions, la vie est un fardeau écrasant. Enfin, j’imagine qu’il y a toujours la peinture. Mais ma peinture ! Chaque jour je travaille plus mal que la veille. Est-ce étonnant avec tous les soucis que me cause ma famille ? Voilà une autre lettre d’Olga. Elle ne me laisse pas un jour de répit. Paulo a encore des ennuis. Et demain quelqu’un d’autre m’annoncera une nouvelle encore plus désagréable. Quand je pense que tout va de mal en pis, rien d’étonnant à ce que je désespère. Je suis à peu près désespéré. Eh bien, je ne me lèverai pas. Pourquoi peindrais-je ? Pourquoi faudrait-il que je continue d’exister ? Une vie comme la mienne est insupportable."
C’était à mon tour. "Mais non, répondais-je, vous n’êtes pas si malade. Vous avez un peu mal à l’estomac, mais ce n’est pas vraiment sérieux. De plus, votre docteur vous aime beaucoup.
- Oui ! criait Pablo, il dit que je peux boire du whisky. Cela vous montre comme il tient à moi. Il se moque bien de moi !
- Mais non, il le dit parce qu’il pense que cela vous égaierait un peu.
- Ah ! je vois ; eh bien, je n’en boirai pas, en tout cas."
Je devais continuer à le rassurer, lui répétant que sa santé n’était pas si mauvaise. Avec un peu de patience, les choses s’arrangeraient. La vie deviendrait plus agréable. Tous ses amis l’aimaient beaucoup. Sa peinture était merveilleuse et tout le monde en était persuadé. Finalement, au bout d’une heure, au moment où je commençais à manquer de raisons pour le faire vivre, et moi avec lui, il remuait vaguement dans son lit, comme s’il faisait sa paix avec le monde, et disait : "Ah ! vous avez peut-être raison. Peut-être n’est-ce pas aussi épouvantable que je l’imagine. Mais êtes-vous sûre de ce que vous dites ? absolument sûre ?". Alors, je reprenais haleine et recommençais : "Oui, oui, bien sûr, tout va s’arranger. Le contraire est impossible. Au moins, c’est à vous d’agir. Vous savez qu’en peignant vous pouvez changer le cours des choses. Je suis sûre que vous allez commencer une toile extraordinaire aujourd’hui. Vous verrez ce soir, quand vous aurez fini. Vous serez dans un tout autre état d’esprit."
Il s’asseyait, reprenait courage. "Vraiment ? vous êtes sûre ?" Puis il se levait et reprenait sa plainte auprès des amis et des visiteurs qui attendaient dans l’atelier. Après le déjeuner, son marasme avait disparu. Vers 2 heures, il n’avait qu’une idée : se remettre à peindre. À part un bref arrêt pour dîner, il ne faisait que travailler jusqu’à 2 heures du matin. À cette heure-là, il était frais comme l’œil. Mais le lendemain matin, tout était à recommencer. »

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